Faut-il insulter les automobilistes ?
Chaque jour, au cœur du trafic, nous, les motards, sommes la cible privilégiée de tous les distraits et autres sournois que comptent les usagers de la route. Faut-il insulter les automobilistes qui font n’importe quoi ? Dans le meilleur des cas, on ne va pas au tas et ils esquissent un petit signe gêné assorti du cultissime « Désolé, je vous avez pas vu ». Dans le pire, on se finit les gencives au gravier et ils poursuivent leur petit bonhomme de chemin, une main sur le texto et l’autre sur la vapoteuse. Et je ne vous parle pas des piétons torves qui attendent, tapis dans l’ombre, et qui surgissent à la dernière fraction de seconde, hors passage protégé, pour se jeter sous notre roue avant. Ils sont presque systématiquement armés d’écouteurs, mais parfois aussi d’une poussette avec enfant. Faudra-t-il alors exagérer le tableau en évoquant les scooters « habiles » et les cyclistes véloces ? Irons-nous jusqu’à franchir l’ultime tabou : les incivilités entre motards ?
Là, ça y est, vous êtes déjà bien dosé, à l’évocation de ce calvaire quotidien qui nous pourrit la route. Je sens votre rythme cardiaque qui augmente, un filet de sueur perle sur votre tempe à la veine gonflée, et vos mains gantées (il va de soi) esquissent un tremblement. Vous avez envie de les insulter ! Faut-il les injurier, les agonir, les jurer, les pourrir ? Devrons-nous céder à cette étrange pulsion, à mi-chemin entre la culture et la nature ? Entre la subtilité linguistique et le retour bestial à un état sauvage enfoui au plus profond de notre vieux cortex reptilien ?
Je vais tenter de vous démontrer qu’il ne faut pas insulter les automobilistes. Je sais que cela ne changera pas grand-chose, mais on peut toujours essayer. Ma théorie, en tous les domaines de mon bref passage sur cette étrange planète, c’est que si je lance un petit galet dans l’eau, il va rayonner par ondes successives. J’agis toujours dans la proximité, avant même de penser au niveau local. Vous remarquerez que les beaux parleurs qui évoquent immédiatement le niveau international et les instances politiques dématérialisées et lointaines ne font et ne feront jamais rien. C’est du blabla. Certains parviennent même à en vivre assez décemment. On les appelle des politiciens.
Bon, mais je ne suis pas là pour faire la morale. Alors nous allons commencer par examiner ensemble toutes les mauvaises « bonnes » raisons qui nous poussent à insulter le caisseux et autre chauffeur de tout poids et chauffards de tout poil.
Il faut insulter ces fumiers et ces pétasses parce que :
–Ça fait du bien. C’est indéniable. Sur le coup, face à tant de stress, notre corps et notre esprit sont submergés par l’émotion et la surprise. Il faut juste évacuer la décharge d’adrénaline qui vient de nous être administrée alors que nous étions dans notre bon droit. Sur le coup, oui. Mais c’est mauvais pour la tension à moyen et long terme. Vous imaginez Gandhi ou le Dallai Lama vociférant sur un deux roues comme le Capitaine Haddock ? Quoique…
–Tout le monde le fait. C’est indiscutable. Connard va !
–Ça leur servira de leçon. Alors, si on écoute les animateurs de stages de récupération de points face aux explications des multirécidivistes, on peut en douter. Mais nous en reparlerons plus loin.
–C’est un moyen de fluidifier la circulation à Paris. C’est vrai. J’y ai vécu pas mal d’années. Un «Espèce de couille molle » peut aider. De toute façon c’est stimulant. S’élancer sur la Place de l’Etoile, un rond point presqu’aussi compétitif qu’un croisement dans un pays du Tiers Monde. Foncer. Et dès que ça bloque, klaxonner et insulter tout ce qui ne bouge pas. Ce qui bouge aussi d’ailleurs. Et ça passe crème. Option spéciale taxi ou taxi-moto : si le chauffeur injurie les passants qui traversent, il est bon de surenchérir par un « Pétasse, va ! » (surtout si c’est un homme). Ce sera hautement apprécié par l’artisan. Si on insulte à Paris, l’autre ne va pas descendre pour nous en coller une. Il est lui-même pressé et en retard. Et il nous insulte de plus belle. Mais attention. Si on fait la même chose à quelques dizaines de km de là, dans une banlieue autre que Neuilly, on finira cerné dans une embuscade dont ni la police ni les pompiers n’oseront venir nous tirer. « Mes boots et mon cuir jeune homme ? Oui, pas de problème. Ah, ma moto aussi ? Et mes jeans ? Est-ce vraiment nécessaire ? »
Voilà donc pour les aspects positifs de l’affront routier et de l’outrage urbain. Maintenant, il est temps de réfléchir un peu entre gens civilisés, plutôt que de légitimer l’insulte, le blasphème et l’anathème.
-Un biker n’insulte jamais une femme. C’est dans le code les gars. Un copain m’expliquait récemment qu’à une crétine qui avait déboîté et qui avait ouvert sa fenêtre pour lui expliquer qu’elle « avait le droit car elle avait mis son clignotant », il s’était contenté de lui cracher un gros mollard en pleine face. Sérieusement? Le rupteur, tout le monde l’entend. C’est bien plus efficace.
-C’est un bien mauvais exemple pour les enfants. Vous allez les mettre dans une situation fort inconfortable. Les mômes font toujours ce qu’on fait, et pas ce qu’on dit. L’argument « Bordel de merde ! Je t’interdis de dire des gros mots, petit con ! » est une injonction contradictoire. Demain, à l’école, il dira à Maîtresse, « Bonjour grosse conne du bordel de merde! ». Et hop ! Vous avez gagné une convocation à regarder vos boots assis sur une chaise conçue pour les personnes de petite taille. Bravo super papa !
-L’insulte mène à la baston. C’est une question de communication élémentaire. L’éthologie animale nous le confirme à l’envi. Quand un lion gueule, l’autre la ramène encore dix décibels au-dessus. Et ensuite ? Ils sortent les griffes et montrent les crocs. Que le meilleur gagne. Et encore, l’enjeu est de taille : la conquête de la savane, et, en prime, rafler toutes les lionnes inscrites sur le site « AdopteUnLion » ! Mais nous ? Mis à part le fait de ne pas perdre la face devant témoin ou de ne pas avoir à ravaler sa fierté, quel est l’enjeu ?
Il existe pourtant des techniques pour minimiser l’algarade. C’est élémentaire. Il me fait un geste, je garde les bras croisés. Il avance ? Je garde les bras croisés. Il hurle ? Je lui parle calmement et un ton en dessous. Cela suffit à calmer pas mal de brutes. Il existe un langage du corps qu’il faut apprendre à décrypter sous peine de ramasser une tarte, un peu comme quand Lino Ventura commence à se masser la nuque dans les films de gangsters. Et tout commence par un simple regard, généralement pas bien difficile à interpréter.
Et que se passera-t-il si la situation dégénère ? Cela m’est arrivé dans les deux sens. Faut-il démolir le portrait d’un père, fût-il un gros connard, sous les yeux de son propre fils ? Et, à l’inverse, si je massacre un gars devant mon môme passager, qui serais-je pour lui interdire d’être violent ? Et si c’est moi qui me fais ratiboiser, ne vais-je pas le mettre dans la situation inconfortable ou le modèle paternel chute brutalement de son piédestal pour ramasser ses dents ?
-C’est extrêmement dangereux. Déjà, ils ont une carrosserie et nous un casque, mais passons. Quand j’étais gamin, on réglait ça à coups de lattes sur le parking de la boîte de nuit, façon Gérard Lambert. De nos jours, les choses sont un peu moins franches mais nettement plus tranchées. Ma vie professionnelle m’a amené à travailler avec des gens au tempérament un peu sanguin et qui ont fini derrière les barreaux. Ils ont découpé un gars à coups de machette, ou l’ont estourbi à l’aide d’un galet avant de le transformer en méchoui dans le coffre de son monospace familial. Et pourquoi tant de haine ? « Il m’avait mal parlé M’sieur. Et il m’avait fait un doigt ! On peut juste pas supporter un tel manque de respect, vous comprenez ?». Vous ne savez jamais ce que trimbalent ces types dans leur boîte à gant. Et en plus , grâce au miracle de la téléphonie mobile, votre client peut très rapidement se retrouver entouré d’une meute de cousins armés jusqu’aux dents.
On peut ranger ces énergumènes en trois catégories. De manière un peu évidente, on trouve les sociopathes gavés de cachets, de cannabis et d’alcool. Presque normal me direz vous. Une seconde catégorie, plus rare, sont les petits messieurs qui ne ressemblent à rien. On se dit qu’on ne risquera rien à les humilier. Oui, mais ils ont servi dans des forces spéciales au cœur des pires conflits entre les années 80 et 90. Ils y ont vu des atrocités dont on n’a pas idée. Ils ont formé et entrainé des tueurs, ils ont crapahuté 3 mois dans la pampa en ne se nourrissant que de crapauds, ils ont des techniques pour nous tuer avec une feuille de papier. Attention, tous les warriors ne sont pas comme ça. Mais eux, ils ont eu une enfance sans amour et ont été élevés par l’Etat, sans empathie aucune. Le seul truc qu’ils savent, c’est que tuer est un beau métier et qu’on ne doit pas manquer de respect à un supérieur. A côté de ceux-là, croyez-moi, Rambo passerait pour un petit puceau qui s’excite à tuer les gens sur sa console.
Enfin, et ce n’est pas la moins intéressante de mon classement, il y a les gens comme nous. De bons pères de famille qui se croyaient bien à l’abri dans leur bulle sociale climatisée, mais qui, un jour, au détour d’une nationale, pour des raisons multiples, ont tout simplement pété les plombs. Bref, cela n’arrive pas qu’aux autres. Psychologiquement, on voit ça dans deux excellents films.
Chute Libre de Schumacher avec Mickael Douglas est un classique du pétage de plomb qui nous menace tous dans cette société de dingues sous pression.
Ensuite, il y a un petit joyau méconnu, niché au milieu d’autres perles rares, c’est le cours métrage du gars bardé en Audi qui fait un doigt d’honneur à un artisan qui se traine en vieux break pourri, dans Relatos salvajes. Un film à sketchs à l’humour grinçant que je passe systématiquement aux jeunes détenus qui répondent un peu trop facilement à la provocation. Mais c’est cathartique. A chaque fois que je le revois, j’y repense avant de prendre le pick up ou la moto. Plus efficace qu’un nicopatch : je n’ai plus jamais fait de doigts ni hurlé sur quiconque.
-Cela ne sert à rien. C’est de la pédagogie élémentaire. Si je vous hurle dessus, votre cortex préfrontal va se rabougrir. Vous êtes en situation de stress, à piloter une machine. Ce n’est pas propice à la réflexion, ni aux textos, mais à la concentration en mode survie. Et en plus je vous agonise d’injures. Votre cortex préfrontal, lui, gère ensemble des fonctions motrices, exécutives et cognitives supérieures, telles que la mémoire de travail, le raisonnement, la planification de tâches. C’est donc le chaos dans votre coco. Est-ce alors vraiment le moment propice à une révision du code de la route ? « Tu vois pas que j’étais engagé, là, gros enculé ? ».
Pas mal de professeurs, la plupart du temps par ignorance de la neurologie élémentaire, mais aussi plus rarement par sadisme, continuent cependant d’humilier les élèves, de leur crier dessus, voire de leur balancer des noms d’oiseaux. Et que récoltent-ils ? Des 20/20 ? Non. Juste une chaise dans la face. Assortie d’un « Gros bouffon, va ! », bien entendu.
Alors les invectives aideront-elles l’automobiliste de mauvaise foi à rectifier sa conduite ? Allons-nous réussir en 3 secondes, là où des cohortes de moniteurs d’auto-école, de spécialistes de la prévention routière, de gendarmes, de policiers, de conjointe effrayée, d’enfants en pleurs ont échoué durant toutes ces années ? Permettez-moi d’en douter.
Alors il ne faut pas en arriver là. Donc, il faut ignorer stress et provocation. Et se calmer très vite. On expire bien fort. Voilà ! L’autre emmerdeur et déjà parti se finir dans un arbre un peu plus loin. La véritable force, c’est de se maîtriser soi-même. Tous les sages le disent. Epicure, Epictète, Nietzsche, et même Maître Yoda. Les couillons font des démonstrations de force. Le sage est la force. Les violents veulent le pouvoir. Le motard jedi se contente de la puissance.
Je vais vous narrer trois anecdotes qui vous montreront que ma théorie n’est pas inepte d’un point de vue pratique.
-Je m’engage dans un rond point. A ma droite un type en décapotable toute neuve ne me calcule même pas et fonce droit devant lui. Je ne lui fais pas de doigt d’honneur. Je peux l’insulter, il entendra. Il s’arrêtera peut-être. Masi je fais bien de rester zen car ma suprême récompense ne tarde pas. Devant lui la vieille caisse pourrie a freiné sur un dispositif ralentisseur, et la décapotable va s’y encastrer dans un gros nuage de suie. La voiture est mort et il est en tord ! Elle est pas belle la vie ?
-Un type me colle à la roue arrière pendant que je dépasse et il me fait des appels. Mon XJR peut le scotcher sur place pendant que j’agite mon majeur. Mais non. Je me range sagement à droite. 5 km plus loin, le gars est sous un pont, avec deux motards de la gendarmerie qui contrôlent ses papiers. Le monde n’est-il pas bien fait parfois ?
-Je m’approche, tranquille avec ma chérie derrière les voitures stoppées au feu, et un scooter nous frôle par la droite pour s’engager dans l’inter-file. Deux morveux en casquette et survêt. Scoot volé avec les fils qui pendouillent et pas de plaque. Pas de casque. Pas d’assurance, c’est clair. Mais que fait la police ? Je veux les rattraper pour leur expliquer qu’ils ont sûrement loupé les cours de conduite en voiture à pédale en classe de 3°. Ma chérie me presse le bras. Soudain les 4 portes de la Clio blanche s’ouvrent juste dans leur trajectoire. D’immense flics avec des brassards de la BAC se déplient pour s’extraire de la petite voiture et plaquent tout ce petit monde au sol. «Vous auriez dû les claquer direct ! » Me dit un des agents. A quoi bon ? Il s’en charge si bien. Et puis si je l’avais fait, qui aurait eu l’empreinte du trottoir sur le menton ?
Subsiste une question de fond : pourquoi la route est-elle devenue le catalyseur de tant d’égoïsme, d’incivilités et de comportements idiots ? L’avenir de la route, est-ce Tron et les motos électriques ? Ou Mad Max Fury Road ? Pourquoi, même entre motards parfois, le respect d’autrui devient-il une quantité négligeable pour certains? C’est une autre histoire. Ou alors, la prochaine fois, nous nous demanderons s’il convient d’incendier les automobiles stationnées sur les emplacements réservés au deux roues.
Voilà, vous avez encore lu de nombreuses phrases, contrairement à ce que préconisent les spécialistes en blogs. Certains rares internautes s’en plaignent directement à moi, ou sur les réseaux. Ils peuvent toujours se contenter de voir défiler des photos sur Insta. Ici ce n’est juste pas le genre de la maison : ah ! ah ! Mais avouez que c’est bon de lire plutôt que de juste regarder les images non? Bises et merci pour votre fidélité les amis. Ride safe, but ride wild !
Non mais !
A bientôt les ZAMIS !
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8 commentaires
Jp
Excellent comme d’hab. Bise poto
Clay
Et c’est pas fini ! Merci mon grand. La vie n’est pas facile pour nous mais elle ne nous a rien promis et on s’en sort pas si mal, comme des guerriers ! Un coup de chrome dans les dents et on y retourne 😉 Bisous à toi.
Jean-Christophe
J’adore ! Toujours aussi percutant. Merci Clay
Clay
Merci Jean-Christophe. Venant de toi cela me fait plaisir vraiment 😉
Gilou
ouais, c’est bien…mais Put… de Bor… de M…. j’y arrive pas !!! pas encore assez vieux à mon avis (ou pas encore assez sage plus vraisemblablement…)
Bon, tu viens rouler un de ces quatre ?
Clay
Mouah ! ah ! t’as bien raison ! En fait je roule bien pour le boulot alors je ne roule plus le we. Et j’ai un million de projets, dont un projet de prépa, sauf que j’ai pas la bécane 🙂
Gilou
tu cherches quoi comme brêlon ?
Clay
VFR 750, GSXR, une vieille bêteu japonaise à bracelets avec un carénage pourri mais une bonne mécanique. Donc pas chère mais bonne base de prépa…