Moto. Nuit. Poésie.
APPARITION
Franck jaugea la machine. Sa machine. Une moto japonaise dépouillée de tous ses oripeaux commerciaux d’origine. La bulle et le carénage, il les avait déposés soigneusement, mettant en valeur le moteur. Ce quatre cylindres en ligne, strié par ses ailettes de fonte, ressemblait à une sculpture de Constantin Brancusi. De la puissance calibrée, polie, maîtrisée. Une œuvre d’art au service de la vitesse.
Le reste de la moto, c’était du cuir, des éléments supprimés, ou rapportés, ou même rouillés. C’était de la sauvagerie à l’état pur, cette moto. Une meule, une bécane, une bête.
Dans un élan parfaitement synchronisé, il empoigna le guidon alors même que sa jambe droite traçait un demi-cercle dans les airs. Il se retrouva confortablement assis sur le mince rectangle de cuir cousu main par son ami Mat. Il sentait la texture de la poignée des gaz à travers son gant de cuir. Il prit une inspiration en regardant au loin les lumières de la ville. La compression était adéquate sous la semelle de sa boots. Son corps soudain se détendit et d’un puissant coup de jarret il écrasa le kick.
Cela faisait maintenant un bon quart d’heure que Franck labourait la nuit à la lueur de son phare jaune. Il avait descendu une bonne partie de la route de la Montagne. Maintenant il attaquait le dernier tronçon avant l’arrivée sur St Denis. Il épousait les courbes des rampes, seul dans l’obscurité, attentif aux rugissements des entames de ligne droite.
Comme tous les vendredi soir, des voitures stationnaient le long des aires de repos.
C’étaient des mômes qui habitaient chez leurs parents. Des petits gars en BTS Action commerciale, avec encore un « A » au cul. Ils rêvaient de vendre des téléphones, des assurances ou même leur âme. Un petit tour en voiture, un peu de musique, une bière ou un petit joint, et avec la tantine du lycée, une jolie cafrine de Première ou de Terminale, c’était la colline d’Hollywood en version tropicalisée.
Les petits couples admiraient en contrebas les feux artificiels tracés par le plan colonial. Des carrés de lumières jaunes, des parallèles de signalisation clignotante, des perpendiculaires de phares avant ou arrière, maillés dans une géométrie scintillante, composée d’or et de sang. Puis les corps prenaient le dessus sur la fascination esthétique. Les hormones prenaient le pas sur les photons. Et c’était des étreintes, plus ou moins torrides, plus ou moins fébriles, derrière, sur une banquette assemblée en Corée du Sud.
Franck s’en foutait pas mal. Non pas qu’il réprouvât cette geste nocturne au nom d’une quelconque morale. Non. C’est juste que tout ça, c’était plus pour lui du tout. La sensualité se résumait aux vibrations de la chaine de distribution et des pistons sous ses cuisses. Le reste, c’était du rêve, de la fanfreluche, de l’espoir, quoi.
Il se pencha en visant l’extrémité de la route à 90 degrés, pour fixer un point à la fois imaginaire et pourtant bien réel. Celui où il devrait virer sous peine de finir écrasé contre le mur de soutènement, encastré dans le fossé de béton, envolé dans la végétation alentour.
Ses chevilles serraient les platines d’aluminium comme un étau de torture médiévale. Son cou était tendu comme un arc de samouraï dans un film de Kurosawa. C’était ça la moto pour lui. Non pas un simple moyen de transport. Non. Pas du tout même. C’était une quête. Celle de soi-même. Ce point précis où le corps et l’esprit fusionnaient avec la machine, la route, le temps et la nuit. Là, enfin, pour une fois, il pouvait se sentir exister.
La fille apparut dans la lumière jaune et pâle. Elle était nue. La longue chevelure brune encadrait les seins qu’on devinait lourds, mais le sexe ombré d’un large triangle noir attira vers lui les photons, la combustion du moteur et les yeux verts marron de Franck. Elle se tenait juste en face de lui dans le virage, les bras le long du corps, sans aucun geste ni aucune expression sur ce visage qu’il avait eu le temps de deviner comme sublime.
Franck gara sa machine le long du fossé profond, un peu plus loin en bas. Il dégaina son téléphone pour éclairer la route en direction de la fille. Elle n’avait pas bougé et attendait là, exposée, les bras le long du corps.
« Mademoiselle ? Ca va ? »
Elle le regarda sans réagir. Il enleva son cuir et le lui tendit avec un sourire bienveillant mais tout de même très gêné. Il ne faisait plus très chaud le soir en ce début d’hiver austral. Elle le laissa lui passer le blouson autour des épaules. Sa peau était brune et froide. Elle se serra dans ses bras.
« Charles ? » demanda-t-elle dans un murmure.
« Non, moi c’est Franck ».
C’était une malbaraise. Pas bien grande et surtout très jeune. Environ 15 ans. Putain mais qu’allait-il faire en pleine nuit avec une collégienne nue comme un ver ?
« Merci Franck. Mi apèl Shakti. » lui répondit-elle en créole avec un étrange accent. Ce n’était pas du mauricien, mais cela ne ressemblait à rien de ce que Franck avait jamais entendu à la Réunion. Pourtant, son ex-femme était une Réunionnaise pur jus.
« OK Shakti. Allons à l’hôpital, ou à la police. Tes parents doivent te chercher partout. »
« Non ! Parents n’a point ! Donne à moin à manger ! Donne à moin à boire !
-Ecoute moi bien ma petite. Je ne sais pas d’où tu viens ni ce que tu trafiques toute nue en pleine nuit dans la nature. Je veux bien t’emmener manger un morceau, mais ensuite je te dépose à l’hôpital, d’accord ?
-L’hôpital ? » Elle semblait perplexe. Mais son joli petit visage se durcit. « Manger ! Allons trouver Charles ! »
Il lui passa son casque et ses gants, puis lui expliqua comment se tenir derrière lui sur la moto, sans se bruler les pieds ou les cuisses sur les pots d’échappement. Elle avait les hanches assez larges, avec de belles fesses rondes et la taille très fine. Elle s’agrippa à lui quand ils commencèrent la descente vers la ville.
« Ca va ? Tu n’as pas peur ?
« -Charles a dit que Shakti n’a peur de rien ! » et elle se mit à rire d’un rire cristallin qui tranchait avec la pétarade de l’accélération.
Sentir contre lui ce petit corps s’agripper. Putain. C’était à la fois un ravissement et un supplice. Cela lui rappelait tant sa fille. Instinctivement, la gamine avait toujours su comment se pencher dans les virages. Elle se laissait aller complètement tant elle lui faisait confiance. Parfois, elle kiffait tant le paysage et l’air dans ses longs cheveux blonds, qu’elle levait les mains dans les airs, comme pour attraper un nuage qui aurait trainé un peu trop bas. Comme quand elle voulait décrocher le pompon au manège pour enfants. Alors il devait la rappeler à l’ordre. Cramponne-toi Grâce ! Ne fais pas l’idiote, tu vas tomber ! » Shakti faisait exactement la même chose. Elle riait très fort et levait les bras. C’était troublant vraiment. « Attention petite ! » Il lui prit la main et la plaqua contre son t-shirt pour qu’elle s’accroche à lui. Mais Shakti n’était pas Grâce. Sa fille, la vie la lui avait volée. La leucémie. Elle avait dit « C’est pas grave Paps. Je suis ta fille. Je vais m’en sortir. C’est pas des sales petites cellules qui vont me niquer ». Tu parles. A peine le temps de perdre ses jolis cheveux avec la chimio, et elle avait été balayée. Le couloir de l’hôpital. Le regard embarrassé de l’infirmière. La poubelle détruite à coups de boots sur le parking. Les agents de sécurité. Il fallait se concentrer sur la route. Merde tiens ! Et cette gamine, là derrière !
Décidément, il n’y comprenait rien. Elle avait bien l’air paumé, mais à part ça, elle ne semblait ni en danger, ni victime de quoi que ce soit. Il fallait d’urgence repasser chez lui pour lui trouver de quoi s’habiller. Debout, le perfecto usé cachait à peu près sa poitrine généreuse et ses fesses rebondies, mais là, cambrée sur la selle de Mat, elle était complètement offerte. Il ne lui restait plus qu’à croiser les doigts pour ne pas être aperçu par une patrouille de police. Déjà que les flics locaux le pourrissaient à la moindre occasion à cause des modifications de sa bécane. Là, entre l’attentat à la pudeur et le détournement de mineure, le fait de rouler sans casque ni gants serait le cadet de ses soucis.
En même temps, la nuit était belle, et les problèmes étaient toujours à moitié résolus quand on les affrontait à moto.
« -Oté mon Franck ! Ko ça i lé tout band lumières là ?
-La ville de Saint Denis ma petite, la ville de Saint Denis.
-Téééééééééé ! Nana lo fè ou koué ! »
Purée, vraiment il ne captait rien là. Elle était peut-être échappée de la clinique pour enfants. Peut-être une schizo, ou un truc du genre.
AVENTURE
Il glissa la clé dans la serrure de la porte blindée 4 points. Derrière, c’était son appart. Quand il poussa l’interrupteur du bout des doigts en entrant, la gamine poussa un cri admiratif. Pas pour apprécier sa déco basée pour l’essentiel sur des caisses de munition, des posters de moto , des barquettes de cari faisandées, des boites de pizzas avariées et des cadavres de bouteilles de bière et de vin un peu partout sur le carrelage sale et sur les étagères vides mais poussiéreuses.
Il sorti une bouteille de rhum Charrette.
La petite réagit aussitôt :
« Hummmmm. ça la rak lé pas bon mêm même ! Non Mademoiselle. Je ne boirai que de l’absinthe, ou, à la rigueur, un verre de vin. La couleur, Mademoiselle ! C’est aussi important que le goût ! » Et elle partit dans un éclat de rire.
Franck était stupéfait. Elle avait prononcé ces paroles avec soin, dans un français des plus châtiés, sans aucun accent.
Elle avait du voir son air idiot car elle rit de plus belle :
« -Ah ! Ah ! Charles m’a appris à parler le français de France. Je parle mieux que Maîtresse ! Il dit toujours pareil : Mademoiselle, si vous voulez parler comme une vraie parisienne, n’ouvrez point trop votre jolie bouche, donnez-lui la forme d’un cul de poule, et lentement laissez les mots sortir comme si c’étaient des foulards de soie. Bin ! Ma zolie bouche sur son cabot oui ! »
L’allusion sexuelle à la fellation le mit très mal à l’aise.
« -Mais enfin Shakti, tu es trop jeune pour ces trucs !
-Oté moin lé gaillard moin lé rose et fraîche ! Laisse à moin montre a ou… »
Elle s’approchait avec un sourire provocant, et déjà les seins avaient jailli hors du cuir.
« Bon dieu mais arrête ça ! » ordonna-t-il.
« Je reviens. Tu ne bouges pas d’ici ! »
Il alla farfouiller dans la chambre de Grâce. Il avait tout laissé en l’état. Il se contentait de faire le ménage. C’était l’unique pièce propre de la maison. Il choisit un jean un peu au hasard. Il fallait aussi un haut. Là il prit son temps. Il jeta son dévolu sur un t-shirt blanc, très basique et neutre. Rien qui ne la relierait trop explicitement à sa fille chérie.
« Tiens, enfile ça ! ».
Pendant qu’elle retournait les vêtements en tout sens comme si elle en voyait pour la première fois de sa vie, il s’affala dans le canapé et but une rasade de rhum au goulot.
Elle posait plein de questions en créole. A toute vitesse, et toujours en poussant de grands éclats de rire. Il était fatigué putain.
« Bon ! On bouge ! J’ai faim, et toi aussi sûrement ».
Elle lui répondit dans un français impeccable : « Mais oui mon très cher ! Allons dîner derechef ! » Et encore cet éclat de rire. Grâce, elle, était beaucoup plus discrète. Là, cette petite Shakti était vraiment attachante mais aussi très fatigante. Il n’avait plus l’habitude de parler autant. Ni même d’entendre parler autant.
Dans la rue, elle passa complètement inaperçue. Il lui avait passé une paire de savates un peu trop grandes pour elle, mais tout passait crème, en gros, et si on ne la laissait pas parler.
Les gens se retournaient sur elle dès qu’elle commençait à crier des trucs dans son créole bizarre. Elle s’extasiait systématiquement devant tout. Il s’était dit qu’elle venait peut-être d’un cirque paumé. Un coin de l’île qu’il ne connaissait pas. Un écart qui aurait fait passer Mafate pour les Champs Elysées. Mais, quand même… là-haut, elle aurait eu accès à la télé, non ? Quoique. Et puis il y avait cet humour pas drôle. Où étaient passées les calèches ? Le gars qui rangeait ses courses dans le coffre de sa voiture tunée était-il un esclave ? Le policier était-il un contremaître ? Mais alors où était passé son fouet ? C’était nul, très lourdingue et même triste, au fond. Quelqu’un allait finir par mal le prendre.
Il poussa la porte vitrée de « Mouss’kebab ».
« -Hey Mouss ! Comment vas-tu ?
-Franckiiiiiiiiiiiiiii ! Comment tu vas mon frère ? Ah ! Ah ! Je suis le seul noir de l’île qui t’appellera mon frère, tu le sais ça, hein mon petit blanco ? Ah ! Ah ! Ah ! C’est normal, hein, moi je viens du Mali, je suis un vrai africain ! Un black 100% ! Et en plus tu es blond. Tu sais que les blondes mettent du blanco sur l’écran de l’ordi pour corriger les fautes ? Mouha ! Ah ! Mais dis-moi, tu nous ramènes une petite perle malba là hein ?
-Ou coz su moin là ou kouè ? Babach va ! »
Calme-toi Shakti. Mouss te trouve très jolie. Il aime plaisanter, hein Mouss ? »
Une fois la bouche pleine du fameux Lord à la sauce pimentée, Shakti se montra plus calme. Elle dévorait son sandwich à pleines dents tout en roulant des coups d’œil circulaires. Vers les néons, vers le frigo, et surtout vers la télé accrochée au plafond à côté du brasseur d’air. Elle appelait ça la « boîte lo ti moun ». Franck avait du mal à lui expliquer qu’on n’avait pas enfermé là-dedans des humains miniatures. Oh et puis il renonça à lui expliquer quoi que ce soit. Cette fille-là était trop étrange et trop excitée. Il la laissa pour aller vider ses bières dans la cuvette des toilettes insalubres. Quand il revint, la petite riait à nouveau et Mouss avait la main sur son épaule, qui la lutinait tranquillement mais sûrement. Pas de doute : il fallait vraiment partir.
« Bon, tu mets tout sur ma note. Nous on va bouger. J’ai un petit détour à faire par le CHR. »
Mouss lui sourit, l’air un peu déçu. Après toutes ces années à venir ingurgiter du mauvais cholestérol dans son trou à rats, que savait-il de cet homme après tout ?
Il poussa la môme sur le trottoir et salua encore son ami de la main. Il fallait retourner à la moto et confier Shakti aux urgences. Ils seraient à même de lui trouver un service social adapté. Il n’aurait plus alors qu’à rouler jusque chez lui pour se bourrer la gueule comme tous les soirs. Il ne parvenait pas à oublier Grâce. Il oublierait peut-être Chakti. Ou, tout du moins, il viendrait la voir quand elle irait mieux. L’oubli n’était pas la solution. Il fallait vivre avec. Il le savait. Mais c’était juste invivable.
La bécane, il l’avait laissée un peu plus loin sur un parking gratuit la nuit. Il faisait très sombre, car, sous prétexte de protéger les pétrels, la mairie faisait des économies d’énergie sur le dos du contribuable. On roulait dans la pénombre, et pour les cambrioleurs c’était Noël tous les soirs, mais les oiseaux rares, intoxiqués de jour par les gaz échappés des bouchons, copulaient de nuit en toute tranquillité.
Trois silhouettes se dessinaient contre le mur autour de la moto. On entendait des rires et il distinguait les bouts de cigarettes qui rougeoyaient à chaque inspiration. D’instinct, Franck savait que ça augurait un peu mal de la suite.
« Hum, excusez-moi les gars, mais on va reprendre la moto, là. Il se fait tard et on a un peu de route ».
La suite, c’est du grand classique. Les types, des escogriffes à casquettes d’une vingtaine d’années, en survêts blancs lavés par leur maman illettrée qui se tue à la tâche pour qu’ils puissent se la jouer gros dur. Les rire, les provocations, l’effet d’entrainement.
«La moto ? Celle-là ? Ah mais ça c’est à nous ça Monsieur ! » Rires bêtes.
Franck connaissait cette petite chanson par cœur. Il avait été comme ces petits cons, avant d’intégrer la Légion. Au Kosovo, y avait pas de parlote. Il y avait des snipers embusqués qui attendaient que tu ailles pisser à l’écart, des gars crucifiés sur la porte de la cuisine et des femmes violées et éventrées en pleine rue.
« Oté camarade, la tantine est bien zolie. Allons donc… »
Vlan ! Effet de surprise. Franck n’avait pas attendu la fin de la ritournelle. Ça ne sert à rien de palabrer quand tu connais à l’avance la fin du film. Il voulait leur laisser une chance, au début, parce qu’il était fatigué. Mais là ils venaient de menacer la petite. Et ça…
Le beau parleur chercherait ses dents dans le caniveau, demain matin, au réveil. Son copain de gauche sorti une lame. Les gens pensent qu’un motard au combat doit garder son casque. C’est une grave erreur. Le champ de vision est rétréci, on peut vous saisir par la mentonnière et les coups retentissent deux fois plus fort sur les cervicales. Franck avait gardé le sien à la main. Il dessina une belle ellipse dans l’air obscur et vint écraser la tempe du môme. Comme le couteau tombait, Franck lâcha le casque, fit une petite roulade pour ramasser le cran d’arrêt et, en se détendant, le planta direct dans la cuisse du troisième lascar.
« Enculé ! » bredouilla la voix dans la nuit.
On entendait encore les pas de ce crétin résonner sur l’asphalte quand la moto démarra en propulsant des graviers sur le survêtement repeint à l’hémoglobine.
La japonaise fendit l’air sur 300 mètres en quelques secondes.
« Shakti, tu vas bien, petite ? »
Putain elle n’était plus derrière lui ! Il fit demi-tour en sens interdit, et scruta la nuit pour tenter de l’apercevoir. Elle était pourtant montée et l’avait même agrippé par l’épaule. C’était certain. Mais là plus rien. On discernait juste la masse blanche du jeune allongé par terre. Merde alors !
Quand Franck réintégra son appartement, il se jeta tout habillé sur son lit défait, ou plus exactement jamais fait. Son cuir sentait un parfum jeune et musqué. Il se passa la main dans les cheveux et laissa son bras étendu au-dessus de la tête, en fixant le plafond. Il attrapa une bouteille qui traînait, fit sauter le bouchon avec les dents, et commença à raconter cette étrange soirée à Grâce.
APOSTASIE
Charles ouvrit un œil, puis l’autre. Son crâne le faisait souffrir, comme tous les matins. Était-ce ce fameux zamal que sa tigresse brune lui avait soufflé directement dans la bouche hier soir ? A moins qu’il ne s’agisse de l’effet pernicieux du rhum frelaté que ces barbares consommaient tous de manière irraisonnée.
Il se retourna. Sa belle enfant de la côte du Malabar était là, couchée, les fesses à l’air, le haut du torse drapé d’un blanc qui tranchait avec sa peau nacrée de perle noire. Il lui passa doucement la main sur l’épaule. Dormez-vous Mademoiselle-sans-gêne ? La fille grommela. Mais quelle est donc cette étrange mousseline qui couvre à la fois votre dos et votre poitrine ? Auriez-vous déserté cette nuit ma couche pour rejoindre je ne sais quel gynécée réservé aux jeunes spartiates ? Vous aura-t-on échangé un chiton contre une de vos savantes caresses ? Ô Déesse noire, votre religion vous autorise-t-elle donc à initier plusieurs hommes à la fois aux mystères de Lakshmi ?
« Heinnnnnn. Laisse à moin dormir té Maître Charles. Lo rêve là lé trop bizarre. »
Un rêve ? Elle rêvait donc ? Charles avait tendance à considérer Shakti, tantôt comme une sauvageonne à qui il fallait apprendre les rudiments de la civilisation, tantôt comme une créature frustre mais divine dont la légèreté allait l’aider à trouver le moyen de faire voler en éclat le carcan de la société bourgeoise tant honnie. Elle excitait ses sens et son intelligence à la fois. Diamant brut impossible à tailler. C’était bien cela être un homme. Pas besoin de parader en uniforme chamaré comme son crétin de Beau-père. Il cueillait cette fleur et il se sentait mâle. Elle était…comme…une Fleur du Mal !
« Quel rêve, mon enfant ? Allons raconte ! »
La petite se leva puis se servit un verre d’eau à la cruche qui traînait sur la table au milieu des livres, des pipes et des bouteilles.
« En français ou en créole Charles ?
Elle minaudait en se mordant les lèvres.
« A ton avis, petite sotte ? Tu crois que ma famille m’aura exilé dans cette colonie de moustiques pour apprendre les rudiments d’un sabir que la Tour de Babel elle-même ne reconnaîtrait pas ? Fais un effort. Que diable !
-Tu veux que je suce ton cabot Charles ? Tu es tout énervé !
-Mais laisse-moi tranquille avec ma queue ! Tu n’as décidément que cela à la bouche ! Ah ! Ah ! Elle n’est pas finaude celle-ci je te l’accorde. Allons bon, je te demande de me narrer ta rêverie. Il n’y a là ni piège, ni complication, ni invitation à la fornication. Veux-tu une ou deux pièces ? J’ai des billons et des pagodes dans la poche de mon gilet, là-bas sur la chaise.
-Oh…si je peux plus rire. Donne les pièces, mais après je te suce ! »
Charles saisit la coupelle sur la table de chevet et la lança sur la jeune fille. Elle esquiva en riant de son rire aigue et la porcelaine de piètre qualité finit sa course et ses jours contre le mur à la chaux décatie de la pension qu’il louait depuis Quatre jours à Hellbourg. Le village de l’enfer ? Tu parles Charles. Le repère de l’ennui oui, le trou du cul du monde. Mais être ici ou ailleurs. En quoi cela changerait-il quoi que ce soit ? Il en avait plus qu’assez des bourgeois, des églises et de l’ordre. La médiocrité qui l’avait chassé dans l’Océan Indien le rattrapait au milieu de nulle part. L’Ile Bourbon. Un bourbier ? Une saga royale ? Un nouvel horizon sans fin face à sa souffrance abyssale ?
Shakti pris son élan et sauta sur le lit pour se lover dans les bras du jeune homme. Elle ronronnait comme un chaton.
« Toi, tu veux devenir poète, alors tu veux voler mes rêves pour écrire des bêtises avec. Je te raconterai tout. Mais tu dois me promettre de m’emmener avec toi en France sur le grand navire»
Elle passa doucement, sous la chemise de flanelle, sa petite main bronzée sur le torse imberbe et rose du jeune homme. Il soupira. Elle gloussa et se lova dans son cou, décidément de plus en plus féline.
« La France ! Mais que veux-tu donc faire là-bas ma chère ? Déjà sur leur sale rafiot, tu ne seras plus qu’un pauvre albatros aux ailes blessées. Et une fois sur la terre ferme de ce pays de minables, de princesse des îles, tu deviendra catin des outres à vin. Arrête un peu avec tes sornettes et narre-moi ton rêve par le menu.
«-Ecoute a moin mon zoli Charles. Lo boug, Franck là, peut-être il est anglais, mais il cause un peu comme toi. J’étais perdue dans le fé noir de mon rêve. Il m’a recueillie sur son cheval de feu. Il m’a montré la lumière. Je voyais des images étranges, et aussi des sons qui allaient avec. Je sentais l’odeur du monde nouveau à venir. J’étais à Saint Denis même. Mais c’était vraiment un drôle de rêve, car il n’y avait plus d’esclaves et plus de maîtres. Les gens me regardaient comme si j’étais un ange. Ou un diable? On a mangé chez un cafre qui m’a fait goûter des saveurs inconnues. Toutes ces sensations se rejoignaient pour créer un monde étrange, violent et beau à la fois. Franck m’aimait je crois…
-Une explosion de sensations qui joueraient leur symphonie que seuls toi et moi pourrions entendre. Le Spleen de l’anglais et l’Idéal de la déesse d’ébène. Anywhere out of this fucking world ! Durant ton sommeil, ton esprit a relié des sensations et des idées de manière inédite. Comme une arborescence. Mon petit Ange, tu as tissé là des…oui…des Correspondances. »
Il saisit son visage à pleines mains pour l’embrasser fougueusement. Il encadrait de ses doigts fins ce bel ovale, comme si c’était le cœur du Roi, ou une relique sacrée venue d’Egypte.
« Regarde-moi, chaton. Offre-moi tes yeux d’onyx. Quand je les fixe, je vois l’éternité. Tu comprends ça ? L’éternité.
-L’éternité » répéta-t-elle dans un soupir langoureux, avant que de commencer à lui déboutonner sa chemise.
FIN.
Merci à Mademoiselle C. pour sa relecture experte, bienveillante, mais sans concessions (le point commun entre Baudelaire et Houellebec ? A part la Réunion et les femmes…vous?).
A une Malabaraise.
Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche
Est Large à faire envie à la plus belle blanche ;
A l’artiste pensif ton corps est doux et cher ;
Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair.
Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître,
Ta tâche est d’allumer la pipe de ton maître,
De pourvoir les flacons d’eaux fraîches et d’odeurs,
De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,
Et, dès que le matin fait chanter les platanes,
D’acheter au bazar ananas et bananes.
Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus
Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus ;
Et quand descend le soir au manteau d’écarlate,
Tu poses doucement ton corps sur une natte,
Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,
Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.
Pourquoi, l’heureuse enfant, veux-tu voir notre France,
Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,
Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,
Faire de grands adieux à tes chers tamarins ?
Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,
Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,
Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,
Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,
Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges
Et vendre le parfum de tes charmes étranges,
L’oeil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,
Des cocotiers absents les fantômes épars !
Charles Baudelaire. Fleurs du Mal. 1857.
Charles Baudelaire séjourne à la Réunion en 1841. II a 20 ans. Plusieurs femmes, esclaves affranchies, filles de propriétaires ou simples anonymes, laissent dans son œuvre des traces plus profondes qu’on ne le prétend communément. On l’aurait notamment aperçu en plusieurs endroits de l’île avec une jeune malbaraise.
Voilà, je vous l’avez bien dit, que vous auriez de mes nouvelles…
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10 commentaires
Huggy
Énorme et fantastique
Merci
Clay
Merci vraiment Huggy. C’est très encourageant pour moi. Bonne route 😉
Gilou
La VACHE…
chais pas où tu l’achètes mais visiblement c’est de la bonne…
(et bravo pour ton texte, même si, au début, je croyais que tu parlais de Francky…)
Clay
Merci mon Gilou !Francky…? Hum, sait-on jamais si y a pas un peu de Francky là-dedans…:-) Et puis y en aura d’autres, et j’ai bien peur que vous n’y passiez tous plus ou moins, ah ! ah ! ah !
Thepintade
Le romantisme te sied à merveille : Une nouvelle que les Parnassiens n’auraient pas reniée et le grand Charles en tête t’aurait certainement payé un verre d’absinthe ….
Clay
Merci Jeune Pintade ! Tu me vois flatté, venant d’une collègue blogueuse littéraire et tendance, pour un pauvre mécano aux mains souillées de cambouis comme moi, c’est un immense compliment. On se retrouve en ligne 😉
Francky
Les aventures d’un Franck, ça m’intéresse forcément 🙂
Clay
Décidément il est toujours un peu partout sur Claymotorcycles ce Francky ! On va lui installer un bureau et un lit de camp, ah ! ah !
Ferreol
Encore un texte magnifique. Superbe.
Clay
Oh, merci vraiment !!!